Le Louvre Abu Dhabi : une innovation de rupture sans lendemain ?

Dans la nouvelle économie culturelle mondiale des régions créatives, les Émirats arabes unis ont, avec le Louvre Abu Dhabi, misé très haut. Ce projet majeur et inédit, risqué en termes politiques tant en France qu’aux EAU, requérait une créativité considérable, des investissements importants, des rapprochements osés entre des mondes éloignés que personne n’imaginait quelques années plus tôt.

L’innovation est radicale : l’initiative des EAU approuvée rapidement au plus haut niveau des deux États confère à ce partenariat entre les EAU et la France une nature unique au monde.

Le processus de négociation de ce projet pharaonique, porté par une dynamique habituellement inconnue de l’administration française et un petit nombre de personnalités politiques, culturelles, technocratiques qui ont transcendé les freins institutionnels et imaginé des solutions inattendues, a permis une valorisation exceptionnelle de l’expertise muséale française et du nom du plus prestigieux musée du monde, le Louvre.

Le projet Saadiyat Island présenté en septembre 2008.Luca De Santis/Flickr, CC BY

Pourtant, l’essai n’est pas transformé à ce jour tant pour la politique culturelle française que pour le rayonnement et le développement des musées et autres grandes institutions culturelles français.

Genèse : un projet hors normes

L’accord intergouvernemental de mars 2007 entre la France et les Émirats arabes unis est exceptionnel à plusieurs titres, atypique, autant sur le plan international qu’encore plus fortement au niveau national.

C’est la première fois que deux États s’engagent ainsi dans un partenariat durable pour la création d’un musée universel d’ambition mondiale. Le Président-directeur du Musée du Louvre, Henri Loyrette, définit alors le Louvre Abu Dhabi comme un

« projet scientifique extraordinaire. Il s’agit d’assister nos partenaires émiriens à créer un musée dont les partis pris scientifiques, culturels, pédagogiques s’inscriront résolument dans les perspectives nouvelles que nous devons inventer, tout en les aidant à construire leurs collections ». (Avant propos, Rapport d’activité 2007, p. 5-6)

C’est la première fois qu’un musée superstar comme le Louvre consent à ce que son nom, issu de l’histoire d’un millénaire, soit associé durablement à un musée étranger, qui plus est dans une région du monde avec laquelle il avait très peu d’échanges. En d’autres termes, le Musée du Louvre, et plus largement le patrimoine français, ouvre un nouveau marché.

Le Louvre, à l’initiative de son administrateur général Didier Selles, a déposé et protégé sa marque dès 2001 et réussi à la valoriser à un niveau jamais vu (400 millions d’euros sur 30 ans pour la communication institutionnelle du futur musée plus un intéressement du Louvre aux activités commerciales) dans une négociation réussie qui a permis également de monétiser l’expertise patrimoniale française aux standards internationaux les plus élevés (165 millions d’euros).

Si les expositions payantes étaient déjà largement pratiquées par les grands musées français, les sommes atteintes, 190 millions d’euros pour les prêts d’œuvre, et 195 millions d’euros pour les expositions de 2017 à 2032 donneront le vertige aux opposants aux projets.

C’est également la première fois que les grands musées français se trouvent ainsi engagés ensemble, en tant qu’actionnaires, dans un joint-venture, l’Agence France muséums (AFM), pour porter le projet, exporter et valoriser le savoir-faire muséal français.

Dans la foulée de l’accord, le Louvre obtiendra la transposition en France des endowment funds dont bénéficient les grands musées américains. La loi de modernisation de l’économie d’août 2008 créera ainsi les fonds de dotation. Le premier, celui du Louvre créé en 2009, permettra de préserver l’essentiel des fonds reçus à la signature par le Musée (175 millions d’euros) afin d’assurer un financement pérenne du musée et non soumis aux aléas budgétaires étatiques.

La négociation hors pair du projet par le Louvre a bénéficié au plus haut niveau de l’État en France d’un soutien présidentiel sans faille de Jacques Chirac parfaitement relayé par le ministre Donnedieu de Vabres qui a permis de surmonter les nombreux obstacles administratifs internes.

L’autonomie renforcée du musée et le leadership inédit d’une équipe de direction du Louvre, Henri Loyrette et Didier Selles, équipe passionnée ayant une vision haute du développement du musée et un management efficace a clairement favorisé l’accord exceptionnel conclu entre les deux pays.

Sa mise en œuvre a dès le début bénéficié de l’implication de personnalités singulières formant avec le Louvre « une équipe de choc », Laurence Des Cars, conservatrice émérite d’Orsay, comme directrice scientifique et Bruno Maquart, directeur général du Centre Pompidou, comme directeur général qui ont servi l’ambition culturelle et scientifique du projet et veillé rigoureusement aux engagements pris.

Enfin, le choix en 2006 de Jean Nouvel, un des « starchitects » mondiaux les plus réputés associait clairement la création française au projet.

Le projet en 2009. hoss69/Flickr, CC BY-NC-SA

Cette innovation disruptive a subi de nombreuses controverses, géopolitiques, les EAU, étant suspectés d’instrumentaliser le projet patrimonial, la France de marchandiser sans état d’âme son patrimoine…

Sans entrer dans la question de leur légitimité, ces controverses peuvent être interprétées comme l’expression d’un malaise face aux choix alors du Louvre, de forcer par ce projet un changement de paradigme, avec une entrée radicale dans le arts business, le capitalisme esthétique, le branding, le tourisme créatif, et plus largement dans l’économie créative mondiale (le Louvre-Lens ou le Louvre-Atlanta étant les prémisses français de cette révolution déjà largement engagée depuis les années 1990 avec le Guggenheim de Bilbao et la Tate Modern de Londres).

2017 : quel apprentissage collectif ?

Au moment de l’ouverture en cette fin d’année 2017, observons en préambule, d’un côté la redondance des articles de presse célébrant le projet, et de l’autre la pérennité en creux des controverses géopolitiques et muséales : un débat ouvert n’est-il donc pas possible sur ce dossier sensible, qui serait pourtant utile à l’apprentissage ? Étonnamment, partisans et opposants du projet se retrouvent comme muselés accréditant une seule lecture politique du projet, au détriment d’une discussion culturelle et managériale du projet.

Ce qui frappe en premier lieu n’est pas que le projet se soit finalement réalisé au bout de 10 années mais bien plutôt qu’il soit resté unique en son genre. Rien n’a été lancé d’approchant, le ministère de la Culture – déjà marginalisé en 2007 – ne semble avoir tiré aucun enseignement des perspectives offertes tant à Abu Dhabi qu’internationalement, tant pour le Louvre que pour les grandes institutions culturelles, ni sur la question de la valorisation de marque ni sur celle de l’expertise muséale ou culturelle française.

Passé l’inauguration, l’AFM est en voie de démantèlement sans que personne ne se soit posé la question de sa transformation en une agence globale de valorisation du patrimoine et de la culture français alors que, d’évidence, son action aurait pu s’étendre à de nombreux autres champs artistiques, à Abu Dhabi d’abord qui souhaite créer un hub culturel avec plusieurs autres musées et institutions culturelles (auditorium) mais aussi ailleurs dans le monde.

La capacité de projection à l’international du soft power français dans le domaine culturel est certes forte mais par des voies traditionnelles (littérature, expositions, tournées du spectacle vivant ou musical, tourisme, réseau des instituts français…).

Louvre Abu Dhabi exterieur.Mohamed Somji/Louvre Abu Dhabi

Le Louvre Abu Dhabi n’a en rien changé les représentations sociales et les pratiques, encore moins l’organisation du ministère et à peine celles des opérateurs cependant plus réactifs et en pointe comme le centre Georges Pompidou qui a ouvert des antennes à Malaga et à Shanghai. Mais l’ambition de devenir concepteur, opérateur ou partenaire de grands projets culturels à l’étranger, sur des marchés où la demande culturelle est en forte hausse (Extrême-Orient-Chine, Golfe, demain Arabie saoudite, etc.) n’a pas prospéré : la passivité est de mise, la prospection inexistante, la transversalité impossible, les institutions bridées.

Il y a encore bien d’autres questions à poser sur le Louvre Abu Dhabi, notamment sur la capacité de faire vivre ce musée jusqu’en 2037, échéance du traité, souhaitons qu’un dialogue constructif puisse s’ouvrir entre tous les acteurs français concernés, dans un esprit ouvert et contemporain, pour faire grandir le leadership culturel de la France dans le monde.

Source : http://theconversation.com/

Auteur de l’article : Nanabio